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Technocène

Utérus artificiel, vers une reproduction industrielle des humains

Par
S.C
18
May
2023
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« La grossesse est quelque chose de barbare. Si une maladie causait les mêmes problèmes, nous la prendrions très au sérieux[1]. »

– Anna Smajdor, bioéthicienne

Vous rêvez d’être à la tête d’une armée d’esclaves ? Problème, vous ne savez pas comment reproduire des humains à une échelle industrielle. Bonne nouvelle pour vous, ce rêve va bientôt devenir réalité grâce à une saloperie biotechnologique : l’ectogenèse, la procréation via un utérus artificiel aussi appelé « Biobag ». Des chercheurs de la province de Suzhou en Chine ont récemment mis au point des utérus artificiels pilotés par une « intelligence » artificielle. D’après un article paru en 2022 dans le South China Morning Post, il s’agit d’un « système d'intelligence artificielle capable de surveiller et de prendre soin des embryons au fur et à mesure qu'ils se développent dans un environnement utérin artificiel[2]. » Mais les scientifiques chinois sont loin d’être les seuls à travailler sur la reproduction artificielle des humains. Les savants fous sont en compétition avec d’autres homologues de chaque pays, en Europe ou encore en Amérique du Nord.

Comme d’habitude avec ces innovations biotechnologiques plus délirantes que les précédentes, une propagande massive est chargée de neutraliser toute résistance, favoriser l’acceptation sociale et repousser les limites de l’absurde. Les fondamentalistes de la religion du Progrès prétendent qu’il s’agit de remédier à la baisse de fertilité globale, de sauver des bébés prématurés ou encore d’aller vers plus d’égalité entre hommes et femmes. Plutôt que de s’attaquer aux causes premières de la hausse de l’infertilité – recul de l’âge à la maternité ; hausse exponentielle des substances toxiques contaminant l’air, l’eau, la terre et notre nourriture ; explosion de la sédentarité et des maladies liées au mode de vie –, mieux vaut développer une technologie de substitution pour remplacer l’utérus. Vive la logique industrielle.

Comment fonctionne un utérus artificiel ?

« L'utérus artificiel, ou “dispositif de culture embryonnaire à long terme”, est un conteneur au sein duquel des embryons de souris se développent dans une rangée de cubes remplis de fluides nutritifs, explique l'équipe dirigée par le professeur Sun Haixuan à l'Institut d'ingénierie et de technologie biomédicales de Suzhou, une filiale de l'Académie chinoise des sciences.

Auparavant, le processus de développement de chaque embryon devait être surveillé, documenté et ajusté manuellement – une tâche à forte intensité de main-d'œuvre qui devenait problématique à mesure que le travail de recherche s’intensifiait.

Le système robotique ou “nounou” créé aujourd'hui peut surveiller les embryons avec un niveau de précision sans précédent, tout en se déplaçant de haut en bas de la chaîne de production, 24 heures sur 24, selon le papier publié par les scientifiques.

La technologie de l'intelligence artificielle permet à la machine de détecter les moindres signes de changement sur les embryons et d'ajuster le dioxyde de carbone, la nourriture ou les paramètres relatifs à l’environnement. »

D’après Stephen Chen, auteur de l’article du South China Morning Post, le seul frein au déploiement de cette technologie chez l’humain est d’ordre éthique. Les historiens nous ont appris que les freins « éthiques » au progrès technologique étaient nombreux au XIXe siècle[3]. On a vu le résultat.

Les entrepreneurs-scientifiques pensent décidément à tout puisque la machine à produire des néo-humains est livrée avec l’option eugénisme :

« Le système peut même classer les embryons en fonction de leur santé et de leur potentiel de développement. Lorsqu'un embryon présente un défaut majeur ou meurt, la machine alerte un technicien pour qu'il le retire du réceptacle en forme d'utérus. »

La politique eugéniste peut désormais être déléguée à la machine. Plus besoin de se salir les mains. Un progrès majeur pour le primate humain, n’est-ce pas ?

Quel est l’objectif à terme selon Stephen Chen ?

« La production massive de bébés dans une usine d’utérus artificiels pourrait contribuer à maintenir la population dans un pays où les citoyens ne souhaitent pas avoir d'enfants. »

À force d’idéaliser les sociétés à État, on en oublie trop souvent qu’elles s’apparentent depuis leur émergence au néolithique à un élevage d’humains réduits à l’état de bétail[4]. La puissance d’un État repose essentiellement sur les ressources à sa disposition, et les ressources humaines en font partie. Autrefois, il fallait des bras dans les mines et les tranchées. Depuis les années 1950, la population est un marché. L’être humain est réduit au rôle de consommateur, permettant ainsi d’écouler toute sorte de produits. Plus il y a de consommateurs, plus grand est le potentiel de croissance. Voilà pourquoi un Jeff Bezos souhaite que la population mondiale continue de croître[5].

Ci-dessous, des images de foetus d'agneaux qui ont été extraits de leur mère avant d'être placés dans un utérus artificiel durant plusieurs semaines. Cet "exploit" a été réalisé en 2017 par une équipe de scientifiques basée à Philadelphie aux États-Unis.

Du progrès dans l’inhumanité

Dans nos merveilleuses contrées industrialisées, où se meurent nature et dignité, la procréation est devenue une contrainte, une gêne, voire un handicap pour l’élite progressiste.

« Les enquêtes montrent que les jeunes femmes chinoises rejettent de plus en plus les priorités traditionnelles que sont le mariage et les enfants, malgré l'assouplissement radical de la politique de l'enfant unique et d'autres mesures incitatives de l'État.

Le faible taux de natalité est une préoccupation mondiale, en particulier dans les sociétés développées. Lorsque le fondateur de SpaceX, Elon Musk, a lancé une discussion sur les médias sociaux sur “l'effondrement de la population” il y a deux semaines, certains gourous de la technologie ont décrit l’utérus artificiel comme la meilleure solution. Car il réduirait la douleur, les risques et le coût de la maternité pour une femme. C’est une bonne chose pour leur carrière.

Même sur l'internet chinois et les plateformes de médias sociaux, les discussions se multiplient sur la technologie de l'utérus artificiel et sur la possibilité de l'utiliser pour inverser la tendance démographique. »

Nous laissons le soin au lecteur de jauger le degré d’aliénation requis pour croire que donner la vie est symbole de sous-développement, un acte rétrograde, voire primitif.

La propagande techno-progressiste œuvre à repousser les barrières morales pour obtenir notre consentement, tel ce récent article paru dans la revue de gauche technologiste WIRED. Niant le lien structurel entre creusement des inégalités et développement technologique, l’auteur nous explique que la technologie permettrait d’évoluer vers une société plus égalitaire :

« L'ectogenèse pourrait transformer le travail reproductif et réduire les risques associés à la reproduction. Elle pourrait permettre aux personnes ayant un utérus de se reproduire aussi facilement que les hommes cisgenres : sans risque pour leur santé physique, leur sécurité économique ou leur autonomie corporelle. En supprimant la gestation naturelle du processus de procréation, l'ectogenèse pourrait offrir un point de départ égal aux personnes de tous les sexes et de tous les genres, en particulier aux personnes queers qui souhaitent avoir des enfants sans avoir à recourir à l'option moralement ambiguë de la GPA.

Si l'ectogenèse sûre et efficace était rendue accessible – au lieu d'être privatisée, ce qui risquerait de renforcer encore les inégalités sociales et économiques –, la technologie pourrait déboucher sur une société plus prospère et plus égalitaire. »

Il est toujours utile de rappeler que, contrairement à ce que laisse supposer l’article de WIRED, l’avis des personnes trans ou queer diverge sur les biotechnologies[6]. Nombre d’entre elles sont tout à fait conscientes que ces technologies favorisent l’expansion du capitalisme. Ce dernier pénètre toujours plus profondément notre sphère intime pour reprogrammer la matière humaine et l’adapter aux besoins du système technologique.

Cette technosaloperie – l’utérus artificiel – permettrait également de résoudre l’un des principaux problèmes éthiques qui opposent partisans et opposants de l’avortement. En rendant possible le transfert de l’embryon dans un utérus artificiel dès le début de la grossesse, une femme pourrait ainsi avorter sans tuer le fœtus.

Dans plusieurs articles publiés par le journal britannique The Guardian (ici[7] et là[8]), d’autres arguments sont avancés pour défendre l’ectogenèse :

  • Prolonger artificiellement le développement fœtal des bébés prématurés afin d’accroître leurs chances de survie ;
  • Aider les femmes sans utérus (de naissance ou suite à une maladie) à pouvoir procréer ;
  • 15 % des femmes boivent de l’alcool durant la grossesse et 5 % d’entre elles consomment des drogues illégales, des comportements à risque pour le fœtus ;
  • Pour les femmes qui choisissent la fécondation in vitro, l’utérus artificiel représenterait une économie de temps, des souffrances et des dépenses en moins ;
  • La grossesse peut être dangereuse pour les femmes âgées ou handicapées par des problèmes de santé ;
  • L’utérus artificiel pourrait devenir une bonne alternative à la GPA (Gestation pour autrui) souvent dénoncée à juste titre comme une marchandisation de la reproduction et du corps des femmes ;
  • L’utérus artificiel permettrait de mettre sur un pied d’égalité les femmes, les femmes trans et les couples d’hommes homosexuels ;
  • L’utérus artificiel favoriserait l’égalité des sexes en délivrant les femmes des dangers de la grossesse ;
  • Les hommes célibataires pourraient également choisir d’avoir des enfants de leur côté, et ainsi se libérer de leur dépendance au sexe féminin pour procréer.

Se délivrer de notre condition animale et terrestre, telle est la promesse de la religion du Progrès.

Mais Eleanor Robertson anticipe des conséquences beaucoup moins joyeuses, dont de « nouvelles formes de surveillance, de contrôle et de coercition. » S’il devient possible de maintenir un fœtus en vie à l’extérieur du corps d’une femme, alors l’État pourrait retirer des enfants aux parents considérés « inaptes ». Des femmes enceintes testées positives à la drogue sont déjà emprisonnées pour « empoisonnement ». Selon Robertson, il est facile d’imaginer des politiques intrusives et autoritaires ciblant les communautés défavorisées pour les « discipliner ».

Les forces du marché pourraient fortement encourager l’ectogenèse parce que la gestation naturelle est un handicap sur un marché du travail concurrentiel. De plus, si les coûts associés à la gestation artificielle passent en dessous d’une grossesse naturelle, la première sera grandement favorisée.

« L'utérus artificiel pourrait être le type d'outil qui permettrait à l'État et au marché de mettre la logique de l’efficacité au cœur de l'une des activités humaines les plus sacrées, sans que le côté désordonné de la future maman ne vienne interférer dans le processus.

Un tel système pourrait finir par considérer les grossesses in utero “naturelles” comme notre culture considère l'accouchement à domicile : une option risquée, l'apanage de hippies extrémistes, des pauvres qui sont à plaindre ou des cas sociaux sensationnels et accidentels.

Les grossesses visibles risquent à terme de devenir bizarres, voire d’être stigmatisées. Donner la vie à un enfant pourrait être associé à la pauvreté, à l'ignorance ou à l'irresponsabilité[9]. »

Image tirée du film Matrix où les humains sont reproduits industriellement, tel du bétail, par les machines.

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Footnote [1] — https://www.theguardian.com/lifeandstyle/2020/jun/27/parents-can-look-foetus-real-time-artificial-wombs-future

Footnote [2] — (La photo en une de l'article n'est pas issue des travaux de l'équipe de chercheurs chinois, mais d'une équipe américaine basée à Philadelphie) https://www.scmp.com/news/china/science/article/3165325/chinese-scientists-create-ai-nanny-look-after-babies-artificial

Footnote [3] — Voir Technocritiques (2014) de François Jarrige, L’Apocalypse joyeuse (2012) de Jean-Baptiste Fressoz ou encore La Technique ou l’Enjeu du siècle (1954) de Jacques Ellul.

Footnote [4] — Voir James C. Scott, Homo domesticus, une histoire profonde des premiers États, 2017.

Footnote [5] — https://www.theverge.com/2016/6/1/11830206/jeff-bezos-blue-origin-save-earth-code-conference-interview

Footnote [6] — https://infokiosques.net/spip.php?article1805

Footnote [7] — https://www.theguardian.com/commentisfree/2017/may/01/artificial-womb-gender-family-equality-lamb

Footnote [8] — https://www.theguardian.com/lifeandstyle/2020/jun/27/parents-can-look-foetus-real-time-artificial-wombs-future

Footnote [9] — https://www.theguardian.com/commentisfree/2015/oct/12/feminists-get-ready-pregnancy-and-abortion-are-about-to-be-disrupted

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