« J'entends les marxistes révolutionnaires dire que la destruction de l'environnement, la pollution et les radiations seront contrôlées. Et je les vois mettre leurs paroles en pratique. Savent-ils comment ces choses seront contrôlées ? Non, ils ont simplement la foi. La science trouvera un moyen. L'industrialisation est une bonne chose et elle est nécessaire. Comment le savent-ils ? Par la foi. La science trouvera un moyen. Ce type de foi a toujours été connu en Europe sous le nom de religion. La science est devenue la nouvelle religion européenne pour les capitalistes et les marxistes ; ils sont vraiment inséparables ; ils font partie intégrante de la même culture. Ainsi, en théorie comme en pratique, le marxisme exige que les peuples non européens renoncent totalement à leurs valeurs, à leurs traditions, à leur existence culturelle. Nous serons tous accros à la science industrielle dans la société marxiste[1] »
– Russell Means, militant de l’American Indian Movement
L’économiste Cédric Durand et le sociologue Razmig Keucheyan ont récemment publié un livre intitulé Comment bifurquer. Les principes de la planification écologique (2024) aux éditions La Découverte. Nous avons disséqué l’ouvrage de ces technocrates marxistes-léninistes afin d’en proposer une critique en quatre actes.
Partie 1 : Le niveau zéro de la technocritique
Partie 2 : Greenwashing à la sauce communiste
Partie 3 : Illusion du contrôle et célébration de la puissance
Partie 4 : Les « leçons » de l’éco-fascisme chinois
Greenwashing à la sauce communiste
« Celui qui pense que le système technologique s’arrêtera un jour de consumer des énergies fossiles rêve éveillé[2].
– Theodore Kaczynski
Selon Durand et Keucheyan, la principale raison pour laquelle l’industrie fossile n’abandonne pas les hydrocarbures est d’ordre économique. Ils rejoignent ici la plupart des escrocs de l’écologie, capitalistes et anticapitalistes confondus (Bon Pote, Timothée Parrique, Jean-Marc Jancovici, Yannick Jadot, etc.).
« Pour les firmes, ce qui est décisif, ce ne sont pas les coûts, mais les profits. Comme le rappelle le géographe Brett Christophers, “s’ils ne pensent pas faire de profit, les capitalistes n’investissent pas”. Or la baisse des coûts de production et donc du prix des énergies renouvelables signifie aussi la baisse des profits. La différence avec les hydrocarbures est ici très importante. L’extraction et le raffinage impliquent des coûts variables élevés qui viennent limiter l’offre en cas de déclin de la demande, ce qui garantit que les prix ne tomberont pas en deçà d’un certain seuil et assure un retour sur investissement positif. À l’inverse, dans les renouvelables, la quasi-totalité des coûts sont fixes : une fois les éoliennes dressées, les panneaux solaires posés, les câbles enterrés, l’énergie afflue quasi gratuitement et son prix en cas d’offre excessive tend vers zéro. Et les profits font de même.
Ceci est la raison fondamentale pour laquelle les grandes firmes pétrolières n’abandonnent pas les hydrocarbures, mais se contentent de développer un segment “renouvelables” tout en continuant l’exploitation des ressources fossiles[3]. »
Il faut une sacrée capacité d’automystification pour croire que la « raison fondamentale » expliquant le non-abandon des énergies fossiles s’explique par la quête du profit. Si les énergies fossiles comptent depuis des décennies pour environ 80 % de la consommation d’énergie primaire dans le monde (82 % en 2022[4]), c’est qu’il existe une autre explication plus rationnelle, plus matérialiste. L’historien des sciences et techniques Jean-Baptiste Fressoz a bien montré que les différentes sources d’énergie s’additionnent dans le mix énergétique mondial, que le système industriel a besoin d’engloutir toujours davantage d’énergie pour assurer son expansion et ainsi éviter l’effondrement. La transition énergétique est un mythe inventé par l’industrie fossile elle-même[5]. Comme l’explique le physicien Tim Garrett, réduire les énergies fossiles au rythme nécessaire pour limiter le réchauffement climatique signifierait provoquer l’effondrement de l’ensemble du système techno-industriel[6].
Pour abonder dans ce sens et montrer l’impossibilité physique de la décarbonation, un autre physicien a estimé qu’il faudrait 15 000 réacteurs à fission nucléaire pour alimenter le système techno-industriel avec une énergie 100 % nucléaire. Actuellement, il en existe seulement 440 en fonctionnement et l’électricité nucléaire représente à peine 4 % de la consommation mondiale d’énergie primaire dans le monde. Derek Abbott détaille ensuite les nombreuses limites de ce projet et écarte aussi la fusion nucléaire[7]. Pour achever de démolir le greenwashing, ou plutôt le redwashing de Durand et Keucheyan, le FMI affirme que le secteur des énergies fossiles perçoit 85 % du total des subventions mondiales, preuve qu’il s’agit bien là d’un secteur stratégique que les États – capitalistes ou écosocialistes – n’abandonneront jamais[8]. Les grandes firmes et les États ont besoin de toujours plus d’énergie pour évincer leurs concurrents et survivre à court terme, que ces énergies soient carbonées ou non n’a aucune importance dans l’équation[9]. Conclusion, parler de décarbonation revient essentiellement à enfumer les gens.
Décroître et en même temps croître
Pour transitionner, il faudrait décarboner, c’est-à-dire démanteler les infrastructures fossiles et en même temps développer les infrastructures décarbonées. Les deux éco-léninistes vont jusqu’à écrire que « la question de fond est bien celle du démantèlement ».
« Le principal problème tient à ce qu’il faut équilibrer deux types d’efforts. Si on prend le cas de l’énergie, central ici, il implique le démantèlement des modes de production les plus intensifs en carbone et en méthane et la reconstruction d’un appareil de satisfaction des besoins qui n’émette pas de gaz à effet de serre[10]. »
Et ça, seul un État écosocialiste pourrait le faire. Le discours de Durand et Keucheyan ressemble à celui de l’économiste Timothée Parrique, le nouveau chouchou de l’éco-bourgeoisie des grandes métropoles. Il suffirait de nationaliser les entreprises fossiles pour les empêcher de continuer à extraire du charbon, du pétrole et du gaz[11]. Dans le pays des merveilles écosocialiste, effectuer ou non la transition se résume à une question de volonté politique : « quand on veut, on peut ». Mais comme nous l’avons montré plus haut, et comme nous le verrons encore plus bas, ce raisonnement est absurde quand l’on se place du point de vue d’un État inséré dans un réseau international d’acteurs à la fois interdépendants et concurrents.
En réalité, cette récupération du démantèlement (dont nous commençons à avoir l’habitude) a pour objectif d’obtenir le consentement de la population pour une réindustrialisation. Durand et Keucheyan le disent explicitement, tout en prenant soin de ne pas mentionner les termes « réindustrialiser » ou « réindustrialisation ».
« L’investissement est la seconde jambe sur laquelle doit s’appuyer la bifurcation afin de contrebalancer la décroissance des activités écologiquement insoutenables. Si le changement des modes de consommation doit jouer un rôle, la création de nouvelles capacités de production plus respectueuses de l’environnement, l’amélioration de l’efficacité énergétique à tous les niveaux, dont l’électrification des transports, sont également nécessaires. […] Ce sont les gouvernements qui doivent financer et organiser cet effort titanesque[12]. »
À l’instar de leurs homologues du capitalisme vert, ils présentent aussi « l’électrification généralisée » et l’efficacité énergétique comme une panacée. Nous savons pourtant que l’électricité n’est qu’un vecteur d’énergie et qu’elle a servi lors de la seconde révolution industrielle à dissimuler la pollution massive issue de la combustion des fossiles[13]. De nos jours, « l’électrification est plus que jamais au cœur du greenwashing[14] ». Quant à l’efficacité (ou efficience) énergétique, il a été démontré depuis le XIXe siècle par l’économiste Stanley Jevons que celle-ci augmente la consommation énergétique globale du système industriel.
Durand et Keucheyan poursuivent leur prêche industrialiste :
« À l’échelle de la planète, atteindre la neutralité carbone implique de doubler les investissements mondiaux dans l’énergie. Et, pour ne pas laisser de faux suspens, les perspectives de passage en douceur sont minces[15]. »
Autrement dit, avec les éco-léninistes au pouvoir, préparez-vous à cracher du sang si vous faites partie des populations locales qui s’opposent aux nouvelles lignes à très haute tension, aux nouvelles mines de lithium et de terres rares, ou encore à l’industrie électronique qui siphonne l’eau.
Un gouvernement autoritaire et en même temps démocratique
« Le communisme était le défenseur le plus vigoureux, le plus dévoué, le plus empressé de la modernité [...]. C’est sous les auspices du communisme [...] que le rêve audacieux de la modernité, libéré de ses entraves par l’État sans pitié et omnipotent, fut poussé dans ses limites les plus radicales : grands projets, ingénierie sociale illimitée, immense et lourde technologie, transformation totale de la nature[16]. »
– Zygmunt Bauman
Keucheyan et Durand réaffirment plus loin très clairement le caractère autoritaire du régime nécessaire à la mise en œuvre de la planification écologique :
« Une fois les capacités oisives mobilisées, les bras, les cerveaux, les machines et les matériaux nécessaires pour construire les nouvelles infrastructures propres, transformer les processus de production et améliorer les bâtiments doivent être soustraits aux moyens habituellement employés pour fabriquer les biens et les services destinés à la consommation des individus. Par exemple, l’électrification généralisée exige un surcroit de demande concernant divers métaux et équipements électroniques, un appétit qu’il faudra compenser par ailleurs, probablement par une baisse de la consommation de biens qui, comme l’automobile ou les appareils électriques, requièrent aux aussi ces mêmes intrants. D’un point de vue global, le transfert des ressources vers l’investissement signifie que les consommateurs supporteront d’une manière ou d’une autre le coût de l’effort[17]. »
L’ensemble sera piloté par la technocratie dans la joie et la bonne humeur, avec le sourire et une tape dans le dos. Les auteurs passent leur temps à se contredire en expliquant que rationner la population et planifier le développement futur – procédés fondamentalement autoritaires – pourraient se faire de façon démocratique[18]. Ils martèlent à de multiples reprises dans l’ouvrage que la planification écologique sera un processus émancipateur redonnant de l’autonomie aux individus[19]. Afin de séduire les éco-anarchistes, ils osent affirmer que l’« on peut bien sûr multiplier les ZAD et réorganiser le pays entier sur leur modèle[20] ». On atteint là le summum de la fourberie. Rien d’étonnant avec des technocrates qui citent Lénine sans jamais le critiquer, ce psychopathe qui a génocidé les paysans et mis en place la Terreur rouge.
Le marxisme est clairement une idéologie autoritaire et, de surcroit, suprémaciste. Elle fait sienne le discours raciste célébrant le Progrès de la civilisation qui a accompagné d’innombrables génocides et ethnocides au cours des deux derniers siècles – dans les pays capitalistes comme dans les pays communistes[21]. Keucheyan et Durand sont complètement habités, fanatisés par cette mythologie du Progrès. De nombreux éléments l’attestent. Au début de l’ouvrage, ils mentionnent le possible effondrement de la « civilisation humaine », ce qui montre deux choses. D’une part, ils confondent civilisation et humanité, ce qui n’a aucun sens. L’étymologie du mot civilisation renvoie au latin civis, c’est-à-dire citoyen et à civitas, qui signifie cité. Le terme a été inventé par les élites de la Renaissance pour désigner leur société idéale[22], c’est-à-dire une société urbaine et étatique basée sur des techniques autoritaires. En second lieu, il n’existe pas de civilisation « non humaine », donc parler de « civilisation humaine » n’a aucun sens logique.
Plus loin, les auteurs de Comment bifurquer justifient la généralisation du mode de vie industriel à la planète entière en avançant l’argument pour le moins fumeux et ethnocentré de la « décence ». Pour eux, il est « décent » aujourd’hui que l’ensemble de la population mondiale soit équipée d’un réfrigérateur, entre autres objets industriels :
« Longtemps, l’être humain a vécu sans réfrigérateur. Aujourd’hui, c’est devenu un standard permettant de satisfaire le besoin – qui, lui, est “transhistorique” – de se nourrir, et ce à l’échelle de la planète, puisque les réfrigérateurs se sont aussi généralisés dans les pays du Sud[23]. »
Nos grands-parents vivaient très bien sans réfrigérateur. Ce dernier a été adopté essentiellement pour conserver la nourriture industrielle ultra-transformée et emballée dans du plastique qui empoisonne des milliards de personnes. Plusieurs membres d’ATR ont d’ailleurs connu le « supplice » de vivre plusieurs années sans chauffage et sans réfrigérateur, voire même sans électricité. Mais pour nos deux intellectuels bourgeois, la décence « évolue dans le temps et l’espace : ce qui est décent en France aujourd’hui ne l’était pas forcément il y a un siècle, et ne l’est pas forcément dans les régions du monde les plus pauvres. La décence suppose donc un référentiel, le plus souvent national ou continental. »
Une jolie façon de dire que l’abondance matérielle de l’Occident, obtenu au prix du saccage d’innombrables écosystèmes et cultures alternatives, est non négociable. Pour nous, « l’indécence » c’est cela. Cette propagande autour du progrès civilisationnel se retrouve encore plus loin, lors de la discussion sur les services publics :
« Le progrès – la civilisation même – consiste en un élargissement continu de la sphère publique. Il n’y a en ce sens pas de limite à ce qui peut être constitué en service public[24]. »
Traduction : il n’y pas de limite à l’interventionnisme de l’État dans l’existence humaine. Cela ira probablement jusqu’à modifier la biologie du corps humain – l’eugénisme – pour l’adapter à un monde industriel de plus en plus inhumain. Ailleurs, Durand et Keucheyan rappellent que, selon une thèse de Marx, le communisme est « le stade le plus avancé de la civilisation ». Il s’agit là encore de la version marxiste de la mythologie du Progrès, une thèse raciste et xénophobe qui n’a aucune valeur scientifique. L’évolution des sociétés n’est pas linéaire, elle ne peut être représentée par des étapes allant de la plus primitive à la plus avancée. L’évolution des sociétés est un phénomène de diversification au cours du temps souvent représentée par les anthropologues sous la forme d’un arbre, sur le même modèle que l’évolution des espèces[25].
Russell Means, militant emblématique de l’American Indian Movement, insistait lors d’un discours sur le caractère suprémaciste du marxisme :
« Le marxisme révolutionnaire, comme toute forme de société industrielle, cherche à “rationaliser” les hommes en fonction de ce qu’exige l’industrie, pour le maximum d’industrie, le maximum de production. C’est une doctrine matérialiste qui a un profond mépris pour la tradition spirituelle de l’Indien d’Amérique, pour nos cultures et nos modes de vie. Marx lui-même nous qualifiait de “pré-capitalistes” et “primitifs”. “Pré-capitaliste” signifie simplement qu’à ses yeux, nous finirions par découvrir le capitalisme et devenir capitalistes ; nous sommes donc économiquement attardés, selon le marxisme. La seule manière pour des Indiens d’Amérique de prendre part à une révolution marxiste serait qu’ils rejoignent le système industriel, qu’ils deviennent ouvriers en usine, ou “prolétaires”, comme les appelle Marx. Marx était très clair sur le fait que sa révolution ne pouvait avoir lieu qu’à travers la lutte du prolétariat contre la classe dominante, et que l’existence d’un système industriel massif était une condition préalable à la réussite d’une société marxiste[26]. »
Dernier élément illustrant les dangers de la religion du Progrès célébrée par les marxistes, Keucheyan et Durand citent en l’approuvant le sociologue marxiste Göran Therborn. Ce dernier estime « que jamais auparavant les possibilités d’un monde meilleur pour l’espèce dans son ensemble n’ont été aussi grandes ». Effectivement, le chaos climatique, l’eau et les sols contaminés pour plusieurs millénaires, la terre stérilisée, les forêts décimées, les océans et les rivières vidés, tout cela constitue la base d’un « monde meilleur » !
Leur folie ne s’arrête pas là, puisque nos maîtres en redwashing proposent également de « collectiviser le numérique », de « nationaliser Amazon », de créer des « technologies avancées » pour assurer l’absence de famines « à échelle mondiale et universelle », pour « faire l’inventaire permanent de la nature » ou encore pour « réparer les équilibres biophysiques » du « système Terre ». Pour les planistes Durand et Keucheyan, l’informatique permet même d’enfin résoudre l’équation marxiste. Hourra. Au dicton de Lénine définissant le socialisme comme « les soviets + l’électricité », les deux cybernéticiens renchérissent : « les soviets + les algorithmes[27] ».
Nous laissons imaginer au lecteur la détermination nécessaire pour continuer la lecture d’un ouvrage où les auteurs assument aussi manifestement toute leur mégalomanie.