Comment mettre vraiment fin à l’exploitation animale ?
Ce que l’anti-tech apporte à l’anti-spécisme.
Nous souhaitions partager une brochure ayant circulé aux universités du Mallouestan à l’été 2024. Celle-ci se veut une réflexion stratégique sur l’inefficacité de la lutte antispéciste.
Si ATR (mouvement paysan visant à démanteler le système technologique) ne partage pas l’objectif antispéciste, il demeure nécessaire de tisser un maximum de convergences avec chaque lutte écologiste.
C’est un constat : l'exploitation animale progresse malgré nos efforts.
Deux explications peuvent être soulevées. Soit nous avons déjà choisit la meilleure stratégie et le renforcement de l'exploitation animale s'explique par le fait que les ennemis seront toujours trop forts ; soit nous sommes en partie complices de la défaite animaliste.
Deux possibilités se dessinent alors.
Celle du réformisme, qui consiste à ralentir l'exploitation animale.
Celle de la révolution, qui nécessite un changement stratégique, à la hauteur de l’enjeu.
C'est pour cette deuxième voie, c’est pour les animaux, qu'on argumente ici.
D'abord, pour penser stratégie, il faut (1) savoir ce qu'on souhaite politiquement, c'est-à-dire se donner un but à atteindre, qui (2) soit possible à réaliser dans les conditions matérielles du monde actuel.
Cela revient en gros à identifier (3) des alliés, (4) des ennemis, et (5) une compréhension des mécanismes sociaux, donc des mécanismes qui font que l’animalisme a perdu, et des moyens qu'on peut mettre en place selon nos possibilités concrètes pour vaincre.
(1) Assez simple en réalité. On veut mettre fin au carnage animal qui engendre de grandes souffrances inutiles.
Ce carnage est surtout perpétré par la pêche industrielle (au moins un milliard d'individus y meurent PAR JOUR) et l'élevage industriel, mais aussi par les ravages écocides tels que le réchauffement climatique ou l'expansion urbaine qui tuent chaque jour une quantité indénombrable d'animaux non-humains (peut-être mille fois plus si on compte les insectes et autres espèces qu'on peine à quantifier).
Concernant la place de la chasse et de l'élevage paysans, si elles restent des institutions spécistes, elles sont bien plus marginales numériquement donc moins prioritaires pour la lutte antispéciste. J'en parlerai plus loin.
(2) Quelles sont maintenant les conditions de possibilité pour mettre un terme à tout ça ?
(3) Les alliés dont on dispose ne sont pas nombreux.
Globalement, les antispécistes radicaux avons bien compris que (4 et 5) ce n'est pas en passant par l'appareil d'Etat, le capitalisme et ses logiques coloniales qu'on va pouvoir mettre fin au carnage – ni dans les élevages, ni dans les océans, et pas non plus dans les forêts rasées pour mettre en place des champs de céréales comme au Brésil.
On a aussi les autres personnes d’autres luttes qui ont compris ces mécanismes. Voilà. Les autres groupes antispécistes comme les vegans passifs ou les groupes welfaristes ne font que participer à un système d'exploitation qui annihile, récupère et se renforce de leur existence (par la légitimation qu'il en acquiert et en faisant baisser la tension autour de ces questions), pour toujours plus exploiter, déforester, coloniser des terres et des mers loin des yeux et loin du cœur.
Nous serons donc toujours minoritaires à se battre vraiment contre l'exploitation animale. J'en veux pour preuve l'écho médiatique énorme des atroces vidéos de L214 et l'augmentation parallèle de la consommation carnée dans nos sociétés : la sensibilisation a ses limites.
Ces limites sont systémiques et reposent sur trois facteurs : l'idéologie spéciste se renforce plus vite que l’antispécisme ; les mécanismes d'exploitation économiques se renforcent plus vite que se diffusent les pratiques antispécistes (augmentation de la présence de cadavres dans les magasins, de la production de cadavres dans les élevages et océans (voir les tours d'élevage de cochons en Chine)) – en gros, pour une personne convertie au véganisme, c'est une ferme-usine qui s’ouvre.
Et surtout, parce que lutter de cette manière néglige des mécanismes d'exploitation structurels : on ne peut pas lutter spécifiquement contre le spécisme sans lutter aussi contre l'Etat, le colonialisme, etc., mais aussi et SURTOUT contre les nécessités matérielles concrètes du système techno-industriel (qui orchestre harmonieusement toutes les oppressions). Je reviens après pour expliquer ce truc là.
Quant à la tactique de la (a) libération et du (b) blocage d'abattoirs plus spécifiquement, deux considérations s'imposent, malgré les avantages qu'elles ont a priori sur les tactiques de sensibilisation.
(a) D'abord concernant la libération animale, identifions en premier lieu son sens stratégique.
Elle consiste à sortir un ou plusieurs individus de leur condition pour les placer (mais pas toujours) dans des refuges ou des sanctuaires. Le sens de cette tactique est donc un renoncement : il m’est impossible de libérer tous les individus un par un de toutes les cages de la planète (d’autant que les élevages s'ouvrent plus rapidement que la libération d'animaux non-humains exploités), mais je peux permettre par ces maigres libérations un changement de mentalités plus large – du fait que l'individu en question devient alors ambassadeur de ses congénères restés enfermés [Sue Donaldson et Will Kymlicka "Farmed Animal Sanctuaries : the heart of the movement ?", 2015]. De manière plus marginale, cette tactique permet aux militants de se retrouver en des lieux fédérateurs, de créer un lien politique avec quelques individus et de médiatiser certains troubles méconnus liés à la sélection génétique. Assez paradoxalement, la tactique de la libération animale revient donc principalement à une tactique de sensibilisation, qui échoue alors nécessairement pour les raisons citées plus haut.
(b) La tactique du blocage d'abattoir est plus intéressante à cet égard.
En provoquant un ralentissement économique d'une filière en flux tendu, le blocage d'abattoir a l’avantage de ne pas rentrer dans une logique de lente immédiateté.
La logique de l'immédiateté, c'est par exemple qu'en ayant comme objectif politique de sauver les animaux, on sauve un animal. Il y a un côté immédiat dans cette manière de faire, lente et aveugle aux logiques plus profondes du mode d'exploitation des animaux non-humains.
La tactique du blocage, à l’inverse, va donc dans le sens de l'intérêt des animaux exploités en ralentissant une filière et en voyant plus loin que les individus à libérer, car il envisage le bénéfice plus en amont dans le système matériel d'exploitation. Mais bien qu’inspirante, cette tactique échoue toutefois à être efficace pour plusieurs raisons entremêlées.
Cette tactique ne reconnaît pas les cadres structurels dépassant ceux de l'exploitation animale : la chaîne d'approvisionnement des animaux dans les abattoirs, la chaîne de livraison vers les magasins ensuite, les élevages et les abattoirs entre les deux, et globalement c'est à peu près tout. C'est ne pas reconnaître que les filières de l'exploitation animale sont en fait interconnectées avec les autres filières extractivistes, étatiques, électriques, de transport, d'information, etc., qui existent et qui sous-tendent l'exploitation animale dans les élevages et par les bateaux de pêche. C'est ne pas reconnaître non plus que l'exploitation animale repose sur un ordre social façonné par cet enchevêtrement infrastructurel dans lequel nous baignons, qu'il s'agisse des usines dans lesquels nous sommes forcés de travailler – y compris certaines personnes travaillant dans les abattoirs, bateaux de pêche et aux prises avec ce système, démunis d'autre moyen de subsistance que salarial –, des téléphones portables qui endorment nos capacités de réflexion, des industries énergivores et qui renforcent les Etats et les dictatures dans ces pays, l'exploitation des habitats pour animaux comme les rivières devenues ressources pour l'électricité, les forêts ressources pour le bois (qui sert plus qu'on ne le pense à l'industrialisation et l'anthropisation des espaces [l'usage du bois est en fait croissant depuis le début de l'ère industrielle contrairement à ce que veut nous faire croire la théorie de la transition énergétique, cf. J-B Fressoz Sans Transition, 2024]), etc.
On peut aussi mentionner l'élément clé de la répression. En effet, comment espérer mettre fin à l'exploitation animale à échelle internationale sans faire face à la répression permise par la supériorité technologique des militaires et des keufs, armés jusqu'aux dents, avec des bases de données de fichage, avec des drones, avec des chars pour mater les rébellions ? Au final, ces industries en réseau façonnent les sociétés et la quasi totalité de l'exploitation des animaux pour la consommation humaine et leur assassinat dans les milieux sauvages.
S'en prendre aux abattoirs, c'est s'en prendre à un seul élément de ce système.
Un système qui pourtant maintient, verrouille cet ordre social tant dans son pan culturel que matériel, et dont l'exploitation animale n’est désormais qu'une filiale. Malgré l'effort de réflexion dans ce sens stratégique intéressant, bloquer un abattoir ne s'en prend pas aux bonnes cibles parce qu'il ne remonte pas assez en amont dans la chaîne causale qui permet l'exploitation animale. Un très bon exemple peut l’illustrer, celui de la stratégie mise en place dans les années 80 par l'Animal Liberation Front (ALF) aux Etats-Unis, contre la filière de la fourrure.
Cette histoire, vous en trouverez de meilleurs résumés que le mien [le mémoire de Mathis Poupelin We want empty cages, 2024, circule un peu dans le milieu, demandez juste un exemplaire numérique à des camarades]. Les militants de l'Animal Liberation Front ont décidé avec PETA de s'attaquer spécifiquement à la filière de la fourrure de vison. Cela était perçu comme relativement facile à faire étant donné que les visons sont des animaux sauvages et qu'il n'y aurait pas à les replacer par ailleurs dans des refuges ou sanctuaires. Cette stratégie paraissait bonne car atteignable dans une temporalité définie, avec des moyens qu'il est possible de mettre en œuvre pour y parvenir. Les militants ouvraient alors les cages d'élevages qui prenaient un coup économique dès la première libération de visons détenus, et en général faisaient faillite au bout de la deuxième. A force de ce genre d'actions, le marché de la fourrure a bien failli s'écrouler aux Etats-Unis. Mais c’était sans compter la capacité de résilience de la filière, si faible qu'elle soit (a priori). En effet, les industriels de la fourrure ont tout simplement répondu en délocalisant leur production en Chine, à Hong Kong et en Corée du Sud.
Ce que cet exemple fameux doit nous amener à reconnaître nécessairement, c'est que l'exploitation spéciste ne doit pas être décorrélée du reste du système : on ne peut pas lutter contre le spécisme exclusivement, car dans le mode de production actuel, cela revient à une lutte partielle contre un élément du système [je ne dis pas que le spécisme en tant que tel est une conséquence de ce fonctionnement systémique des industries, des énergies, des technologies, mais que sa forme actuelle est une conséquence de l'incorporation du spécisme dans ce système qui l'a amplifié fortement et l'a rendu plus fort dans ses infrastructures et en a bel et bien fait un élément en son sein].
Une telle vision systémique, reconnaissant l'imbrication nécessaire de ses éléments qui se maintiennent l'un l'autre, ne peut que nous conduire à chercher la mise à l'arrêt de ce qui nous freine dans nos efforts, qu'il s'agisse de la répression ou de la dépendance que tous les humains ont à son égard pour survivre et participant donc à son renforcement (par la mise au travail dans les usines par exemple). Il faut admettre cette triste conclusion : malgré tous nos efforts, nous ne sommes pas encore dans la phase stratégique où les conditions matérielles nous permettent d'abolir toutes formes d'élevage, pêche et chasse. La lutte actuelle doit se faire autrement, en identifiant d'abord les bonnes cibles, celles qui nous freinent pour passer à une vitesse supérieure, par la mise à l'arrêt et le démantèlement du système techno-industriel. Autrement dit, la mise à l'arrêt d'un ensemble infrastructurel fonctionnant en réseau, permettant la résilience de certains de ses secteurs (la fourrure), mais dont les parties interdépendantes le rendent donc très fragile sur certains secteurs dont dépendent une multitude d'autres filières (pétrole, transports, électricité, etc).
Les arguments développés jusqu’ici s’ancraient surtout dans une nécessité de détruire ce système pour l'abolition du spécisme.
Je n'ai pas encore abordé en détail les arguments plus évidents : l’abolition du système techno-industriel sauverait la vie de plusieurs milliers de milliards d'animaux par jour (en comptant insectes et animaux sauvages), ce qui, dans le cadre d'une stratégie réaliste s'attaquant à des cibles identifiées et motrices de la quasi totalité du carnage animal, irait drastiquement dans le sens de l'intérêt des animaux (sans être pourtant apparentée explicitement à une lutte antispéciste). Il serait un comble impardonnable pour des militants antispécistes de ne pas rejoindre le mouvement le plus efficace pour stopper d'un coup et à moyen terme ces 99% du carnage animal (quand ce n'est pas pour poser les bases de la lutte antispéciste réaliste à venir). Quand bien même certain.es diraient qu'il faut dès maintenant aller dans des mouvements antispécistes qui portent un discours radicalement et uniquement antispécistes pour protéger les animaux non-humains [ce qui devrait d'ailleurs comprendre bien d'autres injustices auxquelles la quasi totalité des antispécistes n'ont même pas réfléchi comme le problème inhérent de l'existence des villes notamment envers les rats, les chats, les pigeons, ou des routes pour les hérissons, les blaireaux, les chats encore, ou des avions pour les oiseaux, de la science médicale pour les rats, les singes et autres, et tout ces problèmes de civilisation qui impliquent qu'une lutte antispéciste véritable ne passe que par l'abolition de ces infrastructures liées aux technologies et aux industries], faisons un bref calcul pour montrer que cette position est moins efficace.
Imaginons qu'en persévérant dans ce type de lutte, l'exploitation animale prendrait fin d'ici 200 ans (hypothèse très optimiste) ; on peut en conclure que pendant toute cette période, à raison de cinq cent millions d'animaux qui meurent par jour en moyenne sur cette période (hypothèse basse), on arriverait d’ici là à 36 500 000 000 000 morts. Avec les mêmes données remises à une proportion de 99% au lieu de 100%, car la chasse et la pêche de "loisir" représentent à peu près ce pourcentage d'animaux morts, sur le nombre d'animaux mourrant par jour, si la lutte antitech parvient à ses fins, disons dans 50 ans, on arriverait à 9 100 000 000 000, soit près de quatre fois moins de morts animales. Ce ne sont que des estimations à la louche mais ça donne un ordre d'idée de la responsabilité que nous avons devant nous. La lutte pour les animaux exploités est un enjeu sérieux, pas un enjeu symbolique ou égotique. Ni pour se trouver, par exemple, en bonne compagnie de gens vegans. Etant donné le temps que prend la lutte antispéciste pour donner des résultats (pour l'instant nuls, voire négatifs), et l'impossibilité à court terme de mettre matériellement fin à tout le carnage, la nécessité de réfléchir posément (mais vivement et efficacement) sur une temporalité définie s'avère nécessaire. Même si participer à la libération d'un ou quelques individus donne l'impression de progresser dans ce sens, ça n'est jamais qu'une illusion. Prendre conscience de tout ça donne un aperçu du sérieux de la situation et de la responsabilité qu'il nous incombe désormais d'entrer dans la bonne voie de l'histoire.
Alors arrêtons de vouloir courir après le guépard, d'affronter Goliath à la boxe, d'interdire le port d'arme aux militaires en mission ou de convertir le pape à l'hindouïsme. Après nous avoir fait déprimer en ayant montré nos faiblesses et ses forces, voyons que faire concrètement en identifiant cette fois nos forces et les faiblesses du système. D'abord, il faut bien voir que malgré ce qu'on a pu dire de lui dans la partie précédente, ce techno-système est un colosse aux pieds d'argile. En effet, malgré le pouvoir de résilience qu'il offre à certaines filiales économiques, tout ce sur quoi il repose est en inter-dépendance : certains secteurs déterminent l'acheminement, la production, l'entretien de tout un tas de matériaux et d'énergies dont dépendent toutes les autres filiales économiques.
Et contrairement au marché de la fourrure, qui peut apparaître à un endroit, disparaître à un autre et réapparaître encore ailleurs, et qui ne détermine pas le reste du système, certains éléments du système sont des points clés presque uniques qui peuvent mettre en branle tout ce système, lui empêchant définitivement toute possibilité de résilience.
On peut penser au pétrole, dont l'extraction est déterminée à certains endroits précis du globe et qui ne peut se faire ailleurs. Mais on peut aussi penser à des points précis et difficilement contournables des transactions des matières premières à l'internationale dans un circuit qui fonctionne à flux tendu. Mettre fin ou ralentir fortement la filière du pétrole par exemple, cela signifie la fin de tout un tas de matériaux et de transports dont dépend la filière agro-alimentaire, qu'il s'agisse du transport des animaux à l'abattoir (dont les véhicules n’auraient plus d'essence), mais aussi, quand on pense aux effets en cascade que la fin du pétrole provoquera, sur l'extraction de minerais nécessaires pour faire fonctionner les IA qui nous calculent dans des fichiers, on comprend bien tous les avantages exponentiels de cette stratégie qui s'en prend à tout un système.
Pour conclure là-dessus, camarades, il nous faut lutter autrement en frappant "là où ça fait mal" [Theodore Kaczynski, 2002], en reconnaissant le caractère systémique et matériel de ce qui tue, torture, et nous empêche de lutter efficacement.
Pour aller plus loin :
- Theodore Kaczynski, La société industrielle et son avenir.
- même auteur, Révolution anti-tech : Pourquoi et comment ?.
- Sur le blog Regressisme : "Ted Kaczynski répond à la gauche "anarchiste" ".
- Aric McBay, Full Spectrum Resistance.
- Anti-Tech Resistance, "Pour une révolution contre le système technologique".
- Le site et le blog d'Anti-Tech Resistance dans leur ensemble https://antitechresistance.org/blog/