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« Mes clients, c’est les grands industriels. Ma mission, de les blanchir. »

Par
ATR
19
December
2025
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Crédits image — La Relève et la Peste

Mon travail consiste à mettre en conformité mes clients avec les législations européenne et nationale. Mes clients, c’est les grands industriels. Ma mission, de les blanchir. Et si j’ai bien appris une chose durant ces années de salariat, c’est qu’on ne réforme pas le système. Les réglementations ne sont que des paravents juridiques derrière lesquels les industriels se cachent pour faire du business en toute tranquillité. En toute vertu.

Lorsque j’ai commencé ce travail, je croyais sincèrement que les lois européennes, les plus restrictives du monde, protégeaient l’environnement autant que possible… J’étais tellement naïf. Déjà, les entreprises avec lesquelles je travaille sont dans une démarche volontaire de mise en conformité… Mais combien de patrons ne sont pas dans cette démarche ? 5%, 10% ? 50% ? Pour ceux qui le veulent bien, notre rôle consiste à leur éviter la moindre perte d’argent. À les prémunir des sanctions financières, des évaluations qu’ils auraient « oublié » de faire ; tout sauf les aider à protéger la biosphère (et ses habitants).

Une nouvelle réglementation sur une substance, c’est plusieurs années d’étapes laborieuses. Certaines d’entre elles sont dédiées exclusivement au lobbying (et affichées comme telles) [1]. Les résultats des études scientifiques qui ont amené les premiers soupçons sont alors discutés, tordus dans tous les sens pour trouver une faille et pouvoir contester les résultats. Les coûts pour l’industrie sont mis en avant. Car après tout, même avec toutes les preuves pour considérer une molécule comme dangereuse, leurs profits valent plus que nos vies. Il arrive alors que le processus de nouvelle réglementation soit arrêté ; plus souvent, il est modifié pour être moins contraignant. L’industrie tranche. L’État s’incline.

Une autre façon d’observer le travail des lobbyistes est de s’intéresser à la manière dont fonctionne les substances actives biocides utilisés dans différents produits de notre quotidien (conservateurs, bactéricides, insecticides et autres produits ménagers…). Il existe un programme d’examen dans lequel des technocrates déconnectés décident si une substance peut être utilisée sur le territoire européen [2]… Tant que la substance n’est pas passée par ce programme, elle peut être utilisée à volonté. Certaines de ces substances sont en cours d’évaluation depuis plus de 10 ans (par exemple, l’éthanol n’est toujours pas évalué [3]) ! Mieux : si 2 substances biocides sont présentes dans un produit mais qu’une seule d’entre elles n’a pas encore été évaluée, alors le produit contenant ces 2 substances est considéré conforme, sans conditions [4]. La cerise sur le cercueil.

La réglementation encadrant l’évaluation de ces substances (n°1107/2009) cache une autre faille très souvent exploitée : l’article 17 permet de prolonger des autorisations de substances actives sans réévaluation. Les autorités européennes ont pris l’habitude d’utiliser systématiquement cet article, même lorsque des études ont entre-temps démontré de nouveaux risques. L’ONG Pollinis a ainsi identifié 35 substances dangereuses ayant profité d’extensions d’autorisations comme le Bromoxynil, présentant des risques pour les enfants, qui a profité entre 2016 et 2021 d’une extension d’autorisation incompréhensible. Pendant cette période, 283 tonnes de cet herbicide ont été vendus en France [5].

Même lorsqu’une substance est interdite, les chercheurs – financés par les industriels - parviennent à créer un analogue. C’est-à-dire une molécule qui n’apparaît pas dans les réglementations existantes mais qui garde les mêmes propriétés. Pratique, non ? Pour cela, il vous suffit de modifier un groupement chimique : la substance change alors de nom et d’identification réglementaire. Il devient donc possible d’utiliser cette nouvelle substance, puis de la changer de nouveau lorsque des réglementations apparaissent sur celle-ci [6]. La marque change, le poison reste.

Si l’industrie semble faire un effort pour les populations humaines, je pense que c’est surtout par peur des scandales sanitaires. Des coûts qu’ils engendreraient (dédommager les victimes, perte de respectabilité de la boîte, perte de clients…). Car pour l’environnement, de terribles angles morts existent : aucune évaluation des conséquences sur les sols n’est jamais fait. Les seuls tests effectués se basent sur les organismes aquatiques et sur la persistance des molécules, comme si une molécule qui ne restait que quelques dizaines de jours ne faisait aucun dégât…

Même lorsqu’il est évident que mes clients se soustraient aux législations, il m’est impossible de faire quoi que ce soit. Logique structurelle : ce sont ces clients qui nous financent. Si nous commencions à divulguer aux autorités les non-conformités des industriels, notre entreprise coulerait. Il est par exemple arrivé que l’un de mes clients me demande de modifier un chiffre dans mes calculs d’importation de tonnage pour arriver à 999 tonnes/an (au-dessus, il aurait dû faire les tests les plus contraignants et coûteux). Mais je crois que la fois où j’ai été le plus choqué, c’est lorsqu’un industriel a essayé de faire rentrer une molécule mutagène dans la composition de tétines pour bébé. Ces pourris n’ont aucune pitié pour les enfants. Seul compte leur argent.

De toute façon, même si les lois protégeaient vraiment les populations, les industriels ne les appliqueraient pas. Les contrôleurs mandatés par l’État sont trop peu nombreux pour vérifier leur application. Et même dans les rares cas où cela arrive, ils demandent simplement à l’entreprise concernée de rectifier les non-conformités. Les amendes sont rarissimes et peu élevées, de sorte qu’il reste plus rentable de continuer à violer la légalité.

Je suis l’avocat de l’ombre de groupes écocidaires. Je suis payé pour éviter les amendes ; pas les morts. Travailler au cœur d’un système que je déteste m’a créé une violente dissonance cognitive. Le seul moyen que j’ai de l’apaiser, c’est de m’impliquer, notamment financièrement, dans un mouvement révolutionnaire qui mettra fin à la destruction de la nature. J’ai désormais la satisfaction de me dire que j’utilise les moyens du système contre lui-même.

Beaucoup désertent. Moi, j’ai trouvé la force de rester. La raison d’espérer.

R. Salarié, 28 ans.

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Footnote [1] — ECHA — REACH : Evaluation — Evaluation procedure. (https://echa.europa.eu/fr/regulations/reach/evaluation/evaluation-procedure)

Footnote [2] — ECHA — Biocidal Products Regulation : approval of active substances — Evaluation process for active substances. (https://echa.europa.eu/fr/regulations/biocidal-products-regulation/approval-of-active-substances/approval-of-active-substances/evaluation-process-for-active-substances)

Footnote [3] — ECHA — Fiche d’information : substance active biocide (PT06 — éthanol). (https://echa.europa.eu/fr/information-on-chemicals/biocidal-active-substances/-/disas/factsheet/1303/PT06)

Footnote [4] — Article 94 du règlement (UE) n°528/2012 du Parlement européen et du Conseil du 22 mai 2012 (texte consolidé). (https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/PDF/?uri=CELEX:02012R0528-20240611&qid=1759514364680)

Footnote [5] — Pollinis — “EU endless extensions: system threatens biodiversity” (rapport, juillet 2023). (https://www.pollinis.org/admin/wp-content/uploads/2023/07/pollinis-report-eu-endless-extensions-system-threatens-biodiversity.pdf)

Footnote [6] — OECD — Guidance on key considerations for the identification and selection of safer chemical alternatives (rapport, 2021). (https://www.oecd.org/content/dam/oecd/en/publications/reports/2021/03/guidance-on-key-considerations-for-the-identification-and-selection-of-safer-chemical-alternatives_142b6915/a1309425-en.pdf)

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